Toi, l’étranger

Le métro crisse, l’angoisse s’est levée dans ton ventre, elle te troue l’estomac. Les mecs te font signe, c’est cette station. Vous longez le quai, descendez les quelques marches, vous marchez, dans la rue. Toi, l’étranger, dans la nuit, mais qu’est-ce que tu fous là… Tu te chantes une petite musique dans la tête. La musique, tu la vois. Tu t’accroches à elle.

Pas de lumière ici, pas les moyens, pas la peine. Et vous tournez, juste après le tas de poubelles. L’angoisse a réveillé ton cœur, il s’agite. L’impasse pue la pisse. Tu vois le reflet du verre dans une lueur vague, incertaine. La bouteille est brisée. Il l’élève, son bras tendu vers le ciel, elle s’abat sur toi. Ton visage, tes mains. Tu hurles. Aussi fort que tu peux. A quoi tu penses ?

Les coups. La douleur, sourde, acérée. Le sol. Ton corps, à terre. L’angoisse, trou noir au fond de toi, qui déborde. Les coups s’abattent, le verre te déchire la peau. Tu protèges ton visage. Tes mains, les os qui brûlent. Le sang. Qui colle. Personne ne vient. Tu hurles, mais personne ne vient.

Ils te laissent là. Le corps épuisé, le râle au fond de ta gorge, les sanglots. Tout te fait mal. Tu aimerais ne plus avoir de corps. L’angoisse apaisée, au-delà. L’épuisement. Tes affaires. Ils ont pris l’argent, le téléphone, le petit papier où elle avait noté des mots. Tu rampes. Quel est ce pays, ce quartier ?

Ce sont les flics qui te trouvent, le corps ramassé sur lui-même, au coin d’une rue, les doigts pleins de sang et de poussière. Ils t’emmènent à l’hôpital. Ne parlent pas anglais. Il faut saisir tes rudiments d’arabe. Tu te concentres sur les mots mais les mots viennent de plus loin que la douleur. Heureusement qu’il y a des flics, tu te dis. Quand même… L’hôpital. Tu sombres dans la fatigue.

Elle t’a laissé venir jusqu’à ce quartier sans lumière. Elle a un peu hésité. Elle voulait pas que ça se passe comme la nuit d’avant. Tu voulais pas être trop lourd. Tu lui as dit que c’était mieux comme ça, en espérant qu’elle te contredirait, mais elle a juste hoché la tête. En silence.

Elle t’a laissé venir jusqu’ici pour te faire tabasser. Avec des scrupules mais elle t’a laissé, en riant, presque, en t’oubliant aussi sec, avec les talons qu’elle a tourné, sans se retourner, elle t’a laissé.

Elle t’a laissé attendre ce métro qui crisse, demander ton chemin maladroit, regarder défiler les rues jaunies par les lampadaires, sentir l’angoisse se lever et te trouer l’estomac, ruminer ton dépit, avec juste cette musique dans la tête à laquelle te tenir. Elle t’a imaginé marcher maladroit, les yeux vaguement moqueurs. Toi, l’étranger. Elle t’a oublié d’un haussement d’épaule, elle a tourné les talons.

Et elle t’a laissé prendre les coups, les lacérations de bouteille. Elle t’a laissé hurler, percer la nuit, attendre une aide qui n’est pas venue. Elle t’a laissé dans le froid, la tête comme une enclume, pleine d’aguilles de douleur, dans la pisse, le sang et la poussière. Elle t’a laissé remercier la police. Elle t’a laissé t’avachir sur le lit d’hôpital. Elle t’a laissé prendre le taxi au matin et monter tout raide dans l’avion.

Simplement pour ne pas sentir tes doigts sur elle, tes mots sur elle, sa honte sur elle de ne pas réussir à dormir à côté du désir éveillé de quelqu’un, sa honte de vouloir plaire. Sa honte de remplacer pour la nuit un homme qui n’est pas venu, qui l’a laissée aussi. Elle t’a laissé pour être seule. Avec son dépit à elle. Son angoisse à elle.

Et maintenant elle en est désolée.

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